Depuis le mercredi 10 avril, j'ai ajouté à ma pratique quotidienne du tai-chi-chuan des séances très matinales. Pendant dix jours, j'ai consigné mes impressions et réflexions dans un
carnet, que je publie ici en intégralité.
Jour 1
Il est 6h30 quand je pénètre dans le parc en face de chez moi. Le ciel est encore obscur, et la lueur des réverbères révèle une pluie fine qui a légèrement mouillé le sol. Seul le sifflement des oiseaux émousse le silence matinal. La veille, j'ai pris la décision de consacrer cet entraînement à la forme de lance du style Chen, que j'ai intensément travaillée en 2015 à Chenjiagou sous la férule de Me Wang Xi'an. J'applique strictement la même méthode qu'en Chine, à savoir des exécutions d'abord lentes pour travailler soigneusement la précision des gestes, leur coordination, la détente du corps, la concentration de l'esprit, suivies de séquences à vitesses croissantes pour développer l'aisance des mouvements, l'endurance physique, et aiguiser l'intention. À 6h50, les réverbères s'éteignent. Je m'en tiendrai aujourd'hui aux trente-deux premiers mouvements de cette forme, qui en compte soixante-treize ; je rentre chez moi. Douche. Petit-déjeuner. J'en ressors à 7h35 pour partir au travail. Il fait jour, et je ressens une grande vitalité en moi.
Jour 2
L'une des récompenses lorsque l'on s'entraîne à l'aube, surtout par ciel clair, est que l'on peut encore contempler certaines planètes, le soleil n'étant pas encore levé. C'est le cas ce matin, avec Jupiter trônant au sud. Comme hier, j'avance sans précipitation dans le travail de la forme de lance du style Chen en le suspendant au quarante-cinquième mouvement, nommé "Erlang porte la montagne (二郎担山)". Ce nom renvoie à un conte dans lequel le héros Erlang utilise deux montagnes disposées dans une palanche constituée par un arbre, qu'il porte sur ses épaules, pour pourchasser des soleils superflus alors responsables d'une grande sécheresse sur la Terre. Ma séance de ce matin touche à sa fin, et bientôt le seul soleil restant, situé à environ 150 millions de kilomètres de notre planète, se lèvera.
Jour 3
À 6h30, les seuls témoins de mon entrée dans le parc municipal où je m'entraîne sont les quatre nymphes statufiées qui encerclent un petit château et symbolisent les saisons. Parvenu au cinquante-sixième mouvement de la forme de lance du style Chen, "la belle femme enfile l'aiguille (美女纫针)", j'observe du coin de l'œil la nymphe la plus proche de moi. Elle semble me murmurer que la lance, comme l'épée mais au contraire du sabre et du fauchard, est une arme qui penche du côté féminin (yin). Elle doit être maniée avec souplesse, finesse et dextérité. Le mouvement suivant aussi évoque la féminité, avec un nom qu'il possède en commun avec un mouvement de la longue forme à mains nues du style Chen : "la fille de jade lance la navette (玉女穿梭)". Mais je réserve celui-ci pour ma prochaine séance.
Jour 4
Après deux jours d'interruption correspondant au week-end, mon entraînement matinal peut reprendre. En réalité, je donne aussi un cours de taijiquan dans ce parc le samedi matin, mais l'atmosphère y est alors très différente. La clarté du jour et la présence de nombreux promeneurs lors de cet pratique publique s'opposent à la pénombre et la solitude des entraînements presque cachés qui se déroulent au petit matin une arme à la main. Michel Foucault aurait sans aucun doute parlé d'hétérotopie et d'hétéchronie pour situer ces entraînements à la dérobée, transgressifs en ce qu'ils investissent un espace-temps habituellement réservé à des loisirs plus conformes à la norme. Pratiquer au sein d'une telle hétérotopie, c'est entrer dans un laboratoire fécond en découvertes.
Jour 5
Dans ce compte rendu, je me dois aussi d'évoquer les aspects moins reluisants de la pratique. Nul n'est par exemple à l'abri d'une blessure, d'une douleur, d'une maladie, ou de tout autre gêne physique. Alors que faire ? Faut-il suspendre son entraînement ? Dans certains cas, c'est évidemment préférable voire inévitable. Mais si la souffrance reste supportable, on peut aussi l'accepter et trouver des aménagements dans la pratique. Ce matin, les muscles de mon dos étaient noués. J'ai néanmoins pu m'entraîner en restant vigilant, en n'exprimant pas la force, et en décrivant des mouvements bien déliés. J'en suis désormais au soixante et unième mouvement de la forme de lance, "la lance protège le genou (护膝枪)", qui est en fait identique à "la belle femme enfile l'aiguille (美女纫针)".
Jour 6
Ce matin, le ciel est plus clair, et mon dos ne me fait plus souffrir. Je conclus donc sans efforts ma révision de l'ensemble des mouvements de la forme de lance du style Chen, qui en compte soixante-treize et s'exécute typiquement en moins de trois minutes. Bien sûr, mémoriser une séquence de mouvements et pouvoir l'exécuter à vitesse rapide n'est qu'une première étape. A Chenjiagou, en 2015, je me souviens avoir été frappé par la différence perceptible entre la façon dont Me Wang Xi'an exécutait cet enchaînement et celle dont les instructeurs le démontraient. Il y avait quelque chose d'animal dans les mouvements du maître. On percevait clairement sa maîtrise à travers son regard perçant, ses déplacements félins, ses techniques en apparence instinctives. Malgré leur compétence incontestable, les instructeurs n'étaient que de pâles copies du maître. Comment atteindre un tel niveau ? Est-ce un don ou résulte-t-il d'un travail particulier ? Ce sont très certainement des questions qui resteront sans réponses.
Jour 7
Après plus d'une semaine, mes entraînements au lever du jour semblent obéir à un phénomène d'accoutumance. J'ai hâte de m'adonner à cette pratique qui me nourrit à la fois superficiellement et en profondeur. Ce matin, en complément du travail de la lance, j'ai conclu ma séance, qui aura duré trente-cinq minutes, par la forme en soixante-seize mouvements du style Chen. Les pratiques avec armes et à mains nues se nourrissent en effet mutuellement. A Chenjiagou, Zhang Fuwang (voir photo ci-contre), un expert à l'épée, m'a un jour rappelé que le style Chen devait être immédiatement reconnaissable lorsque l'on pratique avec une arme. En résumé, ce style forme un système parfaitement cohérent. Ce matin, au-delà des aspects techniques, je note surtout la sensation d'une vitalité à la fois puissante et canalisée.
Jour 8
Ce journal touche à sa fin, mais huit séances auront suffit pour ancrer cette pratique matinale dans mon quotidien. En guise de conclusion, je fixe cette forme de lance sur un film afin d'en donner un aperçu. C'était ce matin, dans un parc municipal d'une ville de la banlieue parisienne. A 6h30.
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